86. CAUCHEMAR EN BOCAL
L’immense silhouette d’Atlas se découpe dans la lumière venant de la porte de la cave.
— Je peux tout expliquer, bafouillé-je.
Atlas enflamme une grande torche qui dégage une odeur de résine grillée.
— Il n’y a rien à expliquer, dit-il placidement.
— Qu’est-ce qu’il y a, chéri ? lance une voix féminine au loin.
— Rien, Pléplé, tout va bien, j’ai trouvé notre visiteur du soir.
— C’est qui ?
— Michael Pinson.
— Le dieu des hommes-dauphins ?
— En personne.
— Tu vas l’envoyer au laboratoire ?
— J’ai même ma petite idée sur le genre de chimère qui m’intéresserait. Dans votre vie de mortel vous n’auriez pas travaillé dans une société de déménagement ? Vous ne seriez pas le genre de type qui aime aider les copains à déplacer les pianos ?
Il ne faut pas paniquer.
— Non, désolé, déjà sur Terre, je préférais ne rien porter, à cause de mes lombaires qui sont fragiles.
— Eh bien nous verrons cela. Car à partir de maintenant, mon cher petit élève humain, vous serez mon « aide-porteur ». Je ne sais pas si vous êtes « celui qu’on attend » comme cela se murmure ici, mais vous êtes probablement « celui que moi, j’attends ». Pléplé, emmène monsieur au laboratoire et demande à Hermaphrodite de bricoler ce jeune homme pour le rendre plus apte à porter de lourds fardeaux. Il faudrait lui fabriquer des gros biceps, et peut-être lui élargir la taille et la carrure. Il serait bien avec une hauteur de deux mètres cinquante.
Madame Atlas apparaît en haut de l’escalier. Elle descend et me fait face. À la lumière de la torche de son mari, je l’aperçois. Elle a des bras comme des cuisses, des cuisses comme des thorax et un thorax en forme de poire.
— Monsieur Pinson, vous n’avez jamais rêvé d’être un géant ? À deux mètres cinquante on voit plus haut et plus loin, cela vous plaira, j’en suis sûre.
Je recule.
Là, n’écoutant que mes réflexes de survie, perdu pour perdu, je me lance dans une manœuvre désespérée. Je donne un coup de pied dans un support d’étagères qui cède. Aussitôt tout l’ensemble des planches de bois commence à pencher.
Atlas comprend que s’il ne réagit pas tout de suite, les étagères laisseront glisser toutes les sphères et les mondes se briseront les uns après les autres…
Il se précipite. J’en profite pour filer dans l’autre sens, je tombe nez à nez avec « Pléplé » qui ouvre grands ses bras. Derrière moi un cri retentit :
— Aide-moi, vite, ou tous les mondes vont s’effondrer !
Elle hésite puis renonce à ma capture et va aider son compagnon. La voie est libre. Pas de temps à perdre, je remonte les escaliers de la cave.
Mais, arrivé au rez-de-chaussée, je constate que toutes les issues sont closes. Je cherche prestement une chaise pour atteindre la poignée de la fenêtre et l’ouvrir, mais déjà une large main m’attrape et avant que j’aie pu comprendre ce qui m’arrive je suis déposé dans un bocal de verre, comme jadis mon maître Edmond Wells.
Je tente de respirer dans le lieu hermétique et comprends tout de suite le problème. Il n’y a pas d’air. Je tape contre la vitre. Le bruit résonne si fort qu’il m’assourdit.
« N’oublie pas de percer un trou dans le couvercle sinon il va s’asphyxier ! »… Cette phrase, prononcée à l’extérieur, me parvient assourdie.
Madame Atlas s’empare alors d’un tournevis et perfore le couvercle de métal. Je me précipite vers l’arrivée d’air.
Les mains géantes transportent ensuite mon bocal à travers la cité d’Olympie. Je frappe contre la paroi de verre et d’un coup je comprends tout ce que j’ai fait subir jadis à des grenouilles, des papillons, des limaces, des escargots, des têtards ou des lézards que j’ai moi aussi emprisonnés dans des bocaux pour créer mon petit bestiaire personnel. Atlas m’entraîne jusqu’au bâtiment où jadis j’ai poursuivi le déicide. Il frappe et Hermaphrodite ouvre la porte.
— On m’avait dit que j’aurais droit à un aide si j’en trouvais un, rappelle Atlas. Le voilà.
Hermaphrodite me regarde, amusé, à travers l’épaisse vitre. Il fait claquer une pichenette contre le verre et cela résonne de manière assourdissante. Puis Atlas ouvre le couvercle et le fils de la déesse de l’Amour y jette un coton mouillé. De l’éther.
Quand je me réveille, je suis ligoté à une table d’opération. Tout autour de moi il y a des cages pleines d’hybrides monstrueux, un tiers animaux, un tiers humains, un tiers divins. Les captifs tendent leurs bras vers moi à travers les barreaux.
Hermaphrodite, souriant, me regarde en faisant tourner un verre rempli d’une boisson qui sent l’hydromel. De l’autre main il torsade ses longs cheveux qui lui tombent sur les seins.
— Toi, mon petit Michael, on peut dire que tu n’as pas de chance…, dit le dieu bisexué.
— Comme sur Terre 1, tenté-je de plaisanter. Jamais gagné au loto. Jamais gagné aux courses. Jamais gagné au casino.
Hermaphrodite va chercher un petit chariot chargé d’instruments chirurgicaux. Je me débats dans les sangles de cuir.
— Tiens, puisque tu aimes l’humour, je vais te raconter une histoire. Une fois, j’étais en train d’opérer un élève dieu « résiduel », et alors que j’approchais le bistouri le type me dit avec détachement : « Vous n’oubliez pas quelque chose ? » Je réfléchis, en proie au doute, compte mes seringues, mes scalpels, tout me semble impeccable, alors je dis : « Non, je ne vois pas. » Et alors, vous savez ce que me dit le type ? « L’anesthésie. »
Hermaphrodite éclate de rire.
— Elle est bonne, non ? J’allais oublier de l’anesthésier. C’est ça le problème quand on travaille seul, on est tellement concentré sur les petites choses qu’on oublie le principal.
Je me dis que ce type est complètement fou.
Il saisit plusieurs fioles colorées qui doivent contenir des anesthésiques. Puis il aligne devant lui des bistouris, des scalpels, du fil, des aiguilles.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise : cette opération, je ne la réussis pas à tous les coups. En fait, je n’y arrive qu’une fois sur dix.
— Et c’est quoi la « bonne » ?
— J’ai déjà échoué lors des neuf précédentes opérations.
Il a l’air très content de sa boutade.
— Voilà qui me rassure, tenté-je d’articuler.
— J’aime votre décontraction, dit Hermaphrodite. Il y a tellement de gens qui arrivent ici paniqués.
— J’ai juste un souhait : pouvez-vous dire à Mata Hari que ma dernière pensée a été une pensée d’amour et qu’elle était pour elle ?
— Mignon. Donc vous avez oublié ma mère.
— Et vous direz à Raoul que ma dernière pensée de haine a été pour lui.
— Parfait. Quoi d’autre ?
— Dites à Mata Hari que je lui confie mon peuple dauphin et qu’elle s’efforce de le faire survivre le plus longtemps possible.
— … Du moins ce qu’il en reste, ironise-t-il.
— Et vous direz à Aphrodite que je la remercie de m’avoir fait rêver.
— Ah, quand même. Je savais bien que maman reviendrait sur la sellette. Vous lui avez fait beaucoup de mal, vous savez ?
Il continue de mélanger ses poisons.
— Vous avez commis le pire dont peut être capable un homme face à une hystérique, vous vous êtes intéressé à une autre femme et vous lui avez donné l’impression de ne plus être obsédé par elle. C’est comme si vous l’aviez gommée.
— Désolé.
— Non. Bravo. C’est ce qu’elle attendait. C’est son fantasme : un homme qui ne l’aime pas. Vous n’êtes peut-être pas « celui qu’on attend » mais vous êtes probablement « celui qu’elle attendait ». Trois mille ans sans rencontrer un homme indifférent à son charme, et voilà monsieur Pinson qui sort avec une autre élève devant elle. Elle a piqué une rage et a tout cassé chez elle.
Il éclate de rire. Décidément, je ne pensais pas que la théorie du désir triangulaire était aussi efficace.
— Le problème, ajoute-t-il, c’est que… comme je vous l’ai dit, j’aime maman. Aussi… durant cette métamorphose, j’ai décidé de ne pas utiliser d’anesthésique… Maman sera contente que je la venge.
Ai-je bien entendu ?
— Attendez, on peut encore discuter ?
— Bien sûr.
— Heu… qu’allez-vous pratiquer exactement comme opération ?
— Sortir votre squelette qui est un peu trop petit pour porter des mondes et le remplacer par un squelette plus costaud. Je vais aussi vous greffer des muscles et puis là, au niveau des lombaires, je vais installer des tendons durs comme du fer. Ainsi vous pourrez transporter des mondes. Normalement une sphère-monde pèse à peu près six cents kilos. Il faut que je prévoie large.
Ne pas se laisser submerger par l’épouvante, continuer de réfléchir.
— Vous fixez ma poitrine, demande Hermaphrodite intrigué. Je vous… plais ?
Le cauchemar empire.
— On oppose les hommes aux femmes mais il existe des gens qui sont le lien entre les deux. Comme la grande loi de l’univers, vous vous rappelez : ADN, Association, Domination et Neutre. Il y a une troisième voie, y compris pour les sexes. Quand j’étais petit, on ne m’a pas demandé si je devais être élevé comme garçon ou fille. Jusqu’à 16 ans j’étais féminine puis à dix-sept ans : masculine. Trop de testostérone. Je ne suis pas handicapé, je suis avantagé. J’ai un plus. Alors… pourquoi personne ne m’aime ?
Il brandit un scalpel, l’approche de sa langue, et en lèche la lame à la manière d’une friandise.
— Je… je vous aime, parviens-je à articuler.
Il repose le scalpel.
— Vous le pensez vraiment ou vous dites juste ça pour m’amadouer ?
Je me débats dans mes sangles de cuir.
Il approche son visage du mien.
— Regardez-moi bien, vous ne trouvez pas que je ressemble un peu à maman ? Vous aimiez Aphrodite, pourquoi ne pas tester Hermaphrodite ?
— Je crois que je n’aime pas les hommes…, bafouillé-je.
— Tous les hommes aiment les hommes ! s’énerve le demi-dieu. Il y a ceux qui assument leur homosexualité latente et les autres, ceux qui la nient, voilà tout !
Son visage est maintenant à quelques centimètres du mien et je sens son haleine. Il passe sa longue langue sur ses lèvres comme s’il se pourléchait les babines.
— Petit dieu des hommes-dauphins, j’ai un marché à te proposer…
Mais il n’a pas le temps de finir sa phrase : un énorme bocal rempli de petits lézards à tête humain s’abat sur son crâne et l’assomme.
Mata Hari défait les sangles et me libère.
— On ne peut pas te laisser cinq minutes sans qui tu fasses des bêtises, soupire-t-elle.
— Mata… oh merci, Mata, tu me sauves encore une fois !
Hermaphrodite, à quatre pattes, semble reprendre ses esprits. Pour faire diversion j’ouvre toutes les cages, libérant des femmes-kangourous, des hommes chauves-souris, des araignées à jambes, des insectes qui parlent et des lapins équipés de mains.
Ils créent d’abord un énorme chahut, puis se ruent sur le dieu mi-homme mi-femme toujours à terre. Ils le mordent, le griffent, le frappent.
— Rentrons vite à la maison, souffle Mata Hari, impressionnée par ce déferlement de souffrance devenu violence.
Je me dégage en hâte et je galope.
Pas une seconde à perdre.